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Par Créatorium le 11 Mai 2014 à 13:37
Ah, le portrait… Pour peu qu'on écrive un peu ou qu'on soit allé à l'école, on en a tous fait un jour ou l'autre. Indispensable à la plupart des histoires, il est le propre de cet autre inévitable qu'est le personnage. Et nos personnages, on les aime, on les malmène, on leur donne un visage et une voix mais surtout, on veut qu'ils soient là, uniques, présents, vivants.
Il existe, pour ceux qui auraient sauté la sixième, deux catégories principales de portrait : Moral et Physique. La plupart du temps, un personnage intègre demande les deux, mais pour ce défi pas de limite : l'un, l'autre, c'est à vous de voir.
Seule contrainte, et pas des moindres - qui fait tout l'intérêt du jeu ! Votre portrait devra être une description basée sur un seul des cinq sens.
La vue (facile !), le toucher (très sensuel, j'imagine…), l'ouïe (bon courage), l'odorat (complexe, mais réalisable !) ou alors le goût (ça paraît impossible, mais ça se tente… vive le cannibalisme !) : le choix vous appartient, mais il ne faudra en utiliser qu'un seul !
Au Créatorium, nous l'avons tenté pour vous, en espérant que vous ferez de même ; l'exercice est plaisant, délicieusement prise de tête, avec un rendu très original !
Bonne lecture, bonne écriture, et bonne journée, bon anniversaire, bonne année, etc, etc…
Premier portrait.
De toutes, c'était celle là qu'il préférait.
Cette odeur là, celle qui imprégnait sa peau, celle qui incrustait ses cheveux ; celle où s'accrochait encore quelques subtils restes de la veille, celle qui la suivait partout, celle qui n'appartenait qu'à elle.
Celle à laquelle se mélangeait sa propre odeur à lui.
Celle qui demeurait, intacte, délicieuse, éphémère, cachée entre les plis des draps, étalée sur les oreillers, bien après qu'elle soit partie. Celle-là, oui, sans aucun doute.
Elle changeait de parfum comme d'habits ; chacun était pour lui une promesse, et contenait tant de souvenirs, si intimement liés à la fragrance même qu'ils en faisait presque partie, devenaient ingrédients, l'enrichissant à chaque jour qui passe. Le rendant plus exquis encore…
Il y avait ce parfum qu'elle portait les jours de pluie. Chaque fois que pleurait le ciel, sa peau humide se parait de cette odeur aigue-marine, aquatique. Une odeur douce et salée, qui se liait à celle de la terre gorgée d'eau et, en été, à l'odeur du goudron chaud sous les averses d'orage. Alors ses cheveux trempés retombaient en mèches lourdes et sombres sur ses épaules et absorbaient comme le sable ce parfum océanique ; puis en séchant, ils délivraient, décuplée, cette onde naufragée. Niché au creux de son cou, même les jours de déluge devenaient rêves de lagons turquoises et de mers en furies…
Il y avait cette odeur printanière, de lilas et de pivoine. C'était l'odeur des jours de soleil timide, de l'herbe coupée, de longues balades, de brise fraîche. Lorsque la chaleur, à l'orée de mars, faisait mine de revenir, un parfum de fleurs sauvages unique se baladait sur son corps et la toile légère de ses vêtements. Ce parfum lui donnait envie de sortir, d'humer l'air en la tenant par la taille, puis de replonger dans le champ des herbes folles de sa chevelure, grisé par la chaleur hésitante.
Il se rappelait de cette senteur si sucrée qu'il avait l'impression de la goûter sur sa langue : les fruits rouges se mêlaient pour donner à sa chair ce parfum tenace et alléchant de grenadine. Il savait, maintenant, que c'était l'odeur de la mélancolie. C'était l'odeur qui flottait lorsqu'assise sur ses genoux elle se perdait à la contemplation de vieilles photos, celle qui s'étiolait rêveusement près des fenêtres entre-ouvertes. Son visage, affublé d'un sourire pâle, avait cet arôme enfantin lorsqu'il lui chuchotait qu'il l'aimait.
Du citron, sûrement. Et un peu de thé vert, ou de menthe, peut-être… il adorait cette odeur acidulée, distinguée et mémorable, qui picotait les yeux et y faisait naître un début de larmes lorsqu'on voulait l'humer à la source. Ce parfum était celui des robes de soirée, des bijoux en perles et des flûtes à champagne ; une senteur de nuit fraîche, une fragrance où l'on se réfugie pour oublier un instant les vertiges de l'alcool et la chaleur ambiante. C'était l'odeur de la musique et de la danse, l'odeur qu'il cherchait dans une salle bondée, l'odeur des réveils difficiles de lendemain fumeux. Fraîche et piquante.
On aurait dit une senteur de musc, charpentée et marquante, mélangée à celle, plus douce et plus ronde, de la pomme. Sa peau se retrouvait marquée de cette odeur comme s'il s'agissait de lierre grimpant qui envelopperait son corps ; lorsque venait le temps des feuilles mortes, des vents doux et des bruines, sous son écharpe renaissait les fragrances sensuelles et boisée, tourbillonnantes…
Parfois, elle était d'humeur à se lover au creux de ses bras, et à y rester des heures durant. Dans ces moments là elle portait toujours ce parfum incroyablement doux et généreux, qui sentait les îles et la vanille. La main, langoureusement caressante, glissée sous ses vêtements, la tête enfouie dans le creux de son cou, il buvait à longue gorgée le nectar qui émanait d'elle, sa peau, ses cheveux, ses gestes, sa voix, ses soupirs. Cette simple odeur qui l'entourait venait l'imprégner et irriguait ses veines comme la sève d'un arbre, comme l'eau d'une rizière, comme le sang d'un organisme.
Dès qu'elle était heureuse, il le savait. Sans voir ses sublimes sourires, sans entendre l'excitation dans sa voix, sans même ouvrir les yeux, il pouvait le dire avec certitude. Ces jours là, elle s'habillait de cette senteur sèche et fleurie, succulente comme un bouquet sauvage ; l'odeur des champs au début de l'été, où s'égrène le muguet et le coquelicot, le bouton d'or, les marguerites, en milles éclaboussures colorées. Et cette couleur sur sa peau revenait : les paupières closes, goûtant à son arôme, il sentait miroiter dans son cou le reflet doré des boutons, le rouge frémissant, les pétales blancs, et lui-même se mettait à sourire sans raison, comme un reflet.
Il y avait cette odeur d'hiver. Sucrée, alléchante, une odeur de cacao et de crème brûlée. Cet effluve chocolatée tissait avec celle de la cheminée qui flambe et celle de la laine des épais pull-over une couverture aux senteurs hivernales quand, un café viennois entre les mains, elle posait sa tête sur son épaule, assise devant un film. Le vent qui soufflait au dehors ne les atteignait pas, ni la neige, ni le froid ; et son parfum restait là où il devait être, intimement enroulé entre les mailles du tricot de ses vêtements chauds.
Parfois à son cou s'accrochait une effluve étrange, unique, surannée, comme venue d'un autre temps. Elle paraissait vieillotte, comme un mot d'antan ou un livre vétuste qu'on aime répéter ou parcourir sans cesse. C'était une odeur indescriptible, sinon qu'elle semblait venir d'une de ces anciennes petite bouteille avec un couffin d'air et avait un léger fond de lavande poussiéreuse. Il se demandait d'où venait se parfum ; il pensait qu'elle l'héritait peut-être de quelqu'un d'autre, car elle le portait lorsqu'ils retournaient dans les endroits du passé, la maison où elle avait grandi aux jardins en hortensia, la plage où elle venait, enfant. Le parfum de la nostalgie. Du regret, allez savoir.
Teck. Acajou. Un léger relent métallique, comme la rouille, très subtil, qui donnait au tout une texture froide et dure. Ah, ce parfum-là. Le seul qu'il aimait et détestait à la fois, qu'il voulait à tout prix remplacer par un autre mais ne se lassait pas sentir. Odeur des larmes. Odeur de la colère. Odeur de l'anxiété. Détestable et doucereuse.
Oh, que dire de celle-ci. Cette essence délicieuse qui s'exhumait lorsque son corps, dans la chaleur caniculaire, se découvrait… Coco, mangue, litchi, passion ! Les fruits de l'exotisme réuni en un cocktail idyllique de sable brûlant, de peau luisante d'ambre solaire, d'ombre de palmiers, de sel séché, d'eau bleue, de Cuba Libre, de Piña Colada : un archipel aromatique, lambeau de paradis, s'échouait sur sa chair devenue brune dans une mer de soleil. Il devenait fou à force d'en humer l'exquise carnation, le visage plaqué à même son corps pour en trouver l'essence.
Le retour, lui aussi, avait son arôme, fraîche et épicée. Lorsque sur les quais des gares elle se jetait dans ses bras et qu'il plongeait avec délice, après la longue apnée de l'absence, sa tête dans son cou et ses cheveux, il respirait enfin. Il pouvait alors sentir sa propre odeur à lui, son parfum, charnu et masculin ; celui qu'il portait le jour de leur rencontre et celui qu'elle mettait à chacune de leur retrouvailles. Le temps d'une étreinte leurs senteurs respectives se mêlaient, chacune légèrement différentes, pendant que leurs souffles se calaient sur un même rythme.
Plus qu'une simple odeur, il y en avait une qui était un désir à part entière. En humer le simple parfum le secouait d'un long frisson, fiévreux d'adrénaline. Désir. Le sang se mettait à bouillonner dans ses veines. Car il savait que lorsque cette odeur, entêtante et explosive, de cannelle et de sucre se mettait à dégouliner sur sa nuque, dans ses cheveux, jusqu'entre ses seins, l'air se faisait lourd, ses gestes langoureux. Une fragrance grisante, capiteuse, enivrait jusqu'à la plus petite cellule de son corps. Le transperçait de part en part, impitoyable, et l'assommait, fébrile ; sa bouche avide se mettait alors à explorer sa peau frémissante, comme dans l'espoir de pouvoir capturer ce parfum volatile du bout de la langue…
Chacun de ces arômes, fragrances, effluves, senteurs, pour d'autres n'auraient rien signifié de plus qu'une sensation parmi tant d'autre. Un parfum au hasard, attrapé au vol.
Mais pour lui…
Et ce matin-là, il le sentit tout de suite, lorsqu'elle déposa un baiser léger sur ses lèvres impatientes. Il lui fallu moins d'une demi seconde pour le remarquer, à lui qui la connaissait par cœur.
Une nouvelle odeur…?
" sans la possession de ce parfum, sa vie n'avait plus de sens."
Patrick Süskind, Le Parfum.
~K.
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