• Innamoramento

    En littérature, l'Innamoramento désigne le coup de foudre, l'amour au premier regard. L'exercice n'est pas si simple : décrire un Innamoramento. Nous nous étions nous-même donnés une contrainte de personnage et de longueur : chacun devait adopter le point de vue d'un protagoniste du sexe opposé au sien et écrire un texte qui soit contenu dans une page, pas plus. 

    Si vous vous adonnez à l'exercice...

    Bonne écriture, et comme toujours, bonne lecture ! 

    *

    De nombreuses filles vous diront la même chose : le grand amour ne se vit qu'à partir du moment où notre cœur commence à prendre ce rythme si endiablé, si frénétique, qui nous pousse dans ces retranchements où la logique même n'a plus d'emprise. Au départ, je voyais ces filles comme de vulgaires simplettes pour qui la vie se tenait dans un journal en papier feutré rose à paillettes, bouclé d'une serrure en or semi-massif. 

    C'est décidé, dès ce soir, je m'en achète un. 

    Mais pour l'instant, évitons de trop bouger. 

    Son souffle des îles me heurte et glisse tout le long de mon corps comme une agréable brise estivale. Les frissons qui en tapissent le sillage ne tardent pas à me faire tressaillir et, chancelante, je m'accroche un peu plus à la barre de métal grasse qui me sert d'appui. La foule oppressante s'étalant en rosace autour de moi m'aurait, lors d'une matinée normale, exaspérée au plus haut point. Ceci dit, à l'heure actuelle, je m'en fiche royalement. 

    Une dame bien en chair tente de se frayer un chemin vers la fenêtre, le visage rubicond et suintant de transpiration. En passant près de moi, son sac imposant, coincé sous son immense bras et tendu à l'extrême, émerge brusquement et me pousse en arrière. 

    Poitrine. Menton. Abdomen. Pied. 

    Mon corps entier est en ébullition tandis que je me détache de lui. Ma veste légère est soudain trop gênante. Je dois l'enlever. Peut-être pourrais-je en même temps glisser un petit coup d’œil vers... 

    Nuque. Omoplate. Genoux. Reins. 

    Fesses. 

    Je retiens un cri de stupeur et décide finalement de garder ce carcan de cuir. Il bafouille une excuse inintelligible tandis que j'ajuste ma coiffure pour cacher les rougeurs effrayantes qui tachent mes joues. Dieu soit loué, il ne me peut pas me voir. Malheur, moi non plus. 

    Je l'ai observé tellement de fois que son visage sera à jamais gravé dans ma mémoire. Ce velouté havane, avec cette nuance plus claire sur l'extrémité gauche de sa mâchoire. C'est étonnant comment cette petite étoile de peau suffit à me faire fondre. Littéralement. Nombres de cahiers se sont étalés sur le carrelage imparfait du lycée à sa vue tandis que je le fixais comme une pauvre idiote en manque. Et ses yeux, bon dieu, ses yeux ! Saphirs si divins et si rares qu'ils occupent toute mes pensées. Je les vois partout, dans la trouée absolue d'un ciel grisâtre, dans les moult ondulations d'un lac, dans les éternels reliefs de la pluie. Chaque nuance de bleu se retrouve capturée par les délimitations de ses pupilles, voyageant tels d'indolents filaments précieux dans l'espace de ses iris. Dieu tout puissant... et ses cheveux ! La cerise sur la pièce montée ! Mon désir le plus cher serait d'y plonger les mains, de farfouiller encore et encore ce dédale de mèches brunes pour en connaître tous les aspects. J'ai longtemps envisagé les plans les plus insensés pour assouvir ce besoin... mais j'ai vite perdu espoir. 

    Un joyau pareil n'est jamais accessible pour une fille comme moi. 

    Je serre un peu plus la barre soudain froide contre laquelle j'écrase mon biceps et me concentre sur sa présence. La marrée humaine m'encercle, pourtant je peux clairement sentir chaque parcelle de sa peau contre la mienne, les fibres de ses vêtements effleurer ma cuisse nue, ses soupirs excédés réchauffer le haut de mon dos et balayer quelque uns de mes cheveux. 

    Me retourner, l'observer, l'embrasser, arracher ses v... 

    Non ! Non, non, non... Non. 

    Peut-être ? 

    Suis-je dingue ou quoi ! Non, merde, je suis amoureuse ! Quelle idée absurde quand on y pense ; trop occupée à vouloir capter son attention, je m'oublie moi-même. Je suis devenue sa marionnette, sa poupée. Un ordre de lui et je m'exécute. Que pourrais-je faire d'autre ? Ses yeux me regarderaient intensément, m'emporteraient dans leur danse enivrante, et je serai incapable de faire la moindre chose. Alors pourquoi diable est-ce que je reste immobile ? Pivoter sur ses hanches n'a jamais été difficile non ? Fais chier, tiens ! Ras-le-bol. Ras-le-bol de ses yeux qui fixent sûrement le lointain au lieu du creux de mon dos. Ras-le-bol de ses cheveux sûrement en désordre fourrés de gel. Ras-le-bol de son teint sûrement radieux piqueté ici et là d'un début de barbe. 

    Ras-le-bol. Ras-le-bol... 

    Les freins crissent et l'habitacle s'arrête. Il bouge, fait un geste ample du bras, et je sens son coude caresser ma colonne vertébrale. Attendez, que fait-il ? Il... Non ! Il s'en va ! Mais... 

    La foule entre en mouvement et je ne fais pas un pas qu'il disparaît déjà de ma vue, avalé par le quai numéro 3. À ce moment précis, je prie les cieux de trouver un papier fébrilement plié dans la poche arrière de mon pantalon, sur lequel je trouverai écrit une suite de chiffres très spéciale. 

    Et merde. 

    D.B
     

    *

    Je me frotte les yeux. Une fois. Deux fois. Je me plaque les mains sur le visage et je me force à arrêter de respirer. Si seulement arrêter de brasser de l'air pouvait empêcher mon imagination de tourner à plein régime… 

    Cinq minutes que je garde les yeux obstinément fixé sur ma copie. Les mots qui composent le sujet de la dissertation tourbillonnent en une danse vertigineuse. Mon pied frappe compulsivement le sol, mon stylo vient heurter frénétiquement la table avec un bruit plus qu'agaçant, qui me vaut quelques claquement de langues désapprobateurs. 

    Impossible de me concentrer. 

    Je pose mon crayon. J'abandonne. 

    Pour la énième fois depuis le début de l'heure, mon regard s'égare et glisse vers la jeune fille assise à côté de moi. C'est la décharge électrique. 

    Elle est couché sur sa table, à quarante centimètres de moi. Elle a dû finir son devoir depuis longtemps… de son visage, à moitié enfoui dans ses bras, je ne vois que ses paupières fermées entre les mèches désordonnées de ses cheveux vénitiens, qui retombent, s'éparpillent autour d'elle. J'imagine leur odeur. J'imagine presque pouvoir y passer ma main, y fouiller jusqu'à effleurer sa nuque du bout des doigts. Elle sursauterait. Elle se réveillerai, ouvrirai vers moi de grands yeux humides de sommeil... 

    Le bord de la table contre lequel elle s'appuie compresse sa poitrine et en reforme le galbe. Je prends un grande inspiration. C'est plus fort que moi. Je vois le tissu de son décolleté qui pulse, comme si le cœur qui se trouvait sous le textile et la peau lui donnait un peu de vie, et alors le sang dans mes propres veines qui commence à me brûler. J'ai chaud. Mon pouls s'emballe. Son dos, délicieusement cambré, est un stimulus d'adrénaline envoyé directement à mes artères ; mon regard s'attarde sur les quelques centimètres carré de sa peau que je peux voir là où son t-shirt s'arrête. J'imagine. Un peu trop, peut-être. Je sens son odeur. Je touche son grain velouté. J'ai l'impression de sentir ma main, invisible, volatile, qui se glisse sur le creux de sa hanche, s'y cale, s'y soude, et je sens ma paume qui frémit. Ma propre chair se hérisse. 

    Les bruits autour de moi sont sourds, comme très lointain. 

    Le dossier minime de la chaise me laisse voir la courbe de son bassin. Malgré moi, je laisse échapper un soupir anormalement saccadé, comme si le moindre souffle d'air avait du mal à s'extraire de mes poumons. Mon cœur bat à mille, non, deux mille kilomètres heures. 

    Mes neurones se connectent et leur tension monte à une vitesse qui relève de la physique quantique. Les images qui défilent dans mon esprit me font l'effet d'un souffle de vent tour à tour venu du Sud et de Norvège, brûlant, glacé. 

    Il faut que j'arrête. Mon corps s'emballe. Plus aucun contrôle. 

    Je ferme très fort les yeux et me mort la lèvre jusqu'à ce qu'elle devienne blanche. Pourquoi devait-elle être à côté de moi ? Je dévore du regard son visage endormi et ma jambe se remet à frapper le sol avec frénésie. Pourquoi avait-il fallu que… 

    Brusquement, je remarque que le surveillant s'est approché et je sursaute comme un enfant pris en faute. Il se racle la gorge et elle relève la tête, l'air hagard. 

    «  Si tu as finis, tu peux rendre ta copie et partir, lui dit-il à voix basse. Je crois que ton voisin a de gros problèmes de concentration. Tu devrais lui demander pourquoi, à la sortie… » 

    K.


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