• Voilà un petit exercice qui plaira aux amateurs de fantastique. La consigne est simple : décrire la métamorphose d'un homme en animal…

    Personnellement, nous nous étions donnés une contrainte obligeant à un certain contenu : la transformation devait être longue et progressive, et le nom de l'animal ne devait pas être prononcé ; pas de limite de longueur, mais une quinzaine de jours maximum pour délai.

    Malheureusement, un certain auteur étant atteint du syndrome de la page blanche et victime de perfectionnisme aigu et incurable, nous n'avons qu'un seul texte à vous proposer à titre d'exemple… et la nouvelle étant longue de huit pages au total, ce sera un extrait !

    Bonne lecture et, bien sûr, bonne écriture !

     *

    Ce que Charles Darwin avait omit de préciser [ extrait ]

     

     

    « En se servant du mot monstruosité, on veut dire, je pense, une déviation considérable de conformation, ordinairement nuisible ou tout au moins inutile à l'espèce »

     Charles Darwin.

     

    25 juin. 

    Trop de bruit. Trop de présences autour de lui. Trop de lumières, de couleurs, d'odeurs écœurantes. Il se sentait suffoquer, étouffé par les incessantes agressions du monde extérieur. Les yeux fermés, roulé en boule sous son bureau - il aimait l'ombre rassurante de l'objet au-dessus de lui, et le contact stable et dur du lino frais - Samuel avait la pleine conscience de tout ce qui l'entourait. Sans les voir, sans même les toucher, il percevait les moindres détails du désordre de la pièce. Il avait coupé l'électricité pour que le bourdonnement de son ordinateur cesse de le gêner et puisse se concentrer sur les bruits imperceptibles des organismes vivants vaquant au dehors. Souffle. Pulsation cardiaque. Muscle qui s'étire. Os qui se craque. Veine qui palpite.

    D'un même mouvement, lent, fluide et efficace, il s'assit dans sa chaise de bureau et fixa la porte face à lui. Il avait sentit, au bout du couloir, une vibration qu'il reconnaissait. Et qui approchait.

    - Samuel, 'faut que je te parle. C'est important, tu… il fait sombre ici ! Tu veux pas ouvrir le store ? On se croirait dans un cercueil…

    - Non, persifla-t-il. Laisse… laisse comme ça.

    Sa voix était traînante et susurrante, il articulait à peine. Après un instant d'hésitation, Jean se racla la gorge, manifestement mal à l'aise, prit une seconde chaise et s'assit face à lui. Il semblait fuir son regard.

    - Je suis venu savoir comment tu vas, lâcha-t-il enfin.

    Samuel mit un long moment à analyser la question, comme si elle était d'une extrême complexité. Il gardait les yeux obstinément fixé sur le poignet de son collègue : le tic-tac de sa montre résonnait dans sa tête comme si elle s'était trouvée à quelques millimètres de son tympan. Samuel ouvrit la bouche et se passa très lentement la langue sur les lèvres.

    - Non, finit-il par dire.

    Jean lui jeta un regard en coin. Il paraissait étrangement calme, mais ce n'était qu'apparent, et Samuel le savait. Il entendait sa respiration irrégulière, son cœur un peu trop rapide ; il sentait sa température corporelle légèrement supérieure à la moyenne, ses mains moites, son pied qui frappait compulsivement le sol d'un mouvement suintant l'agitation.

    - …Non ? Ce n'est pas… peu importe. Sam, tu ne vas pas bien et je le vois parfaitement. Est-ce que tu pourrais m'expliquer ce qui t'arrives ?

    - Je ne dors plus, et pourtant je ne suis pas fatigué. Pas non plus… nerveux, asséna-t-il après lui avoir lancé un regard appuyé, perçant. Je vois de plus en plus mal, mais je sens… je perçois des choses… je ne mange plus. Les odeurs m'écœurent. J'ai froid. Tout le temps. J'ai grandis. De douze centimètres. En dix jours. Je ne suis pas… suis… s… suis pas… s…

    Ses yeux s'ouvrirent grands, toujours obstinément fixées sur le poignet de Jean ; ses pupilles étaient dilatées, il se mordait la langue avec tant de force qu'un filet de bave sanglante s'échappait d'entre ses lèvres pâles et fines, poussant un long sifflement strident.

    - Suis pas… s… Fou. Je ne… suis pas fou. Non. Non.

    Tout son corps fut agité d'un frisson.

    Jean frémit lui aussi, éloignant machinalement sa chaise. La pénombre était pesante. Elle emplissait les iris de Samuel d'ombres inquiétantes.

    - J'étais venu te dire que j'allais demander à la hiérarchie ta mise en congé maladie, lui expliqua-t-il d'une voix qui se voulait douce mais tremblait malgré lui. Et… je t'ai apporté les premiers tirages de la séance de l'autre jour, avec l'actrice suédoise. A la rédaction, ils hésitent encore à les utiliser… Merde, Sam ! s'écria-t-il en redevenant brusquement lui-même. J'ai jamais vu pareilles photos ! Qu'est-ce qui t'es passé par la tête ?! Je…

    En une fraction de seconde, sans même qu'il l'ait entendu bouger, Samuel était sur lui.

    Ses doigts glacés enserraient le poignet de Jean avec une force qui les faisaient pâlir. Il tenait sa main à la hauteur de son visage, à quelque centimètres de sa bouche d'où ne s'échappait pas le moindre souffle d'air.

    - Fais moins de bruit, martela-t-il. S… s… s'il te plaît.

    - Mon Dieu, Samuel… tes yeux…

    Vifs. Perçants.

    Jean fut transpercé par leur éclat brillant de sauvagerie à l'état brut.

    D'un geste brusque, il se dégagea de son emprise et recula, le regard levé vers le visage méconnaissable de son collègue désormais beaucoup plus grand que lui. Une grosse goutte de sueur perla le long de sa tempe et, tentant de mettre de la distance entre, il heurta le bord du bureau. Un crayon roula. Chuta.

    Samuel le rattrapa avant même qu'il ne touche le sol, son bras fouettant l'air à une vitesse hallucinante.

    Jean lança l'enveloppe kraft contenant les tirages sur la table et partit d'un pas précipité, claquant la porte derrière lui.

    Le jeune homme prit conscience de sa soudaine solitude et, se laissant glisser au sol avec souplesse, il se recroquevilla sur lui-même, reposant avec délectation sa tête sur le lino. De nouveau seul avec les battements, frénétiques, de son propre cœur.

    K.


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